Le Petit Cephalophore

mercredi, février 15, 2006

Entretien avec le Père Guéguen : entre l'exil et la demeure

Entre l’exil et la demeure Changer pour devenir soi-même, serait-ce le message paradoxal que nous délivre la Bible ? Pour le père Michel Guéguen, interrogé peu avant son départ pour le Togo, cela ne faisait aucun doute. Le changement est-il un thème important dans la Bible ? Avec Dieu pour acteur principal, on observe moins un changement qu’une continuité d’action. Dans la Bible, Dieu mène son projet à son terme. En même temps, les mots «ancien» et «nouveau» qui qualifient «testament» suggèrent une transformation. En réalité, il s’agit plutôt d’un accomplissement. N’oublions pas que le mot «testament» signifie aussi en hébreu «alliance». La nouvelle alliance est-elle différente de l’ancienne ? Oui et non. Il s’agit à chaque fois d’un même partenaire (Dieu) et d’un même contenu (la loi). Le changement tient lui dans la capacité nouvelle en l’homme de vivre les exigences de l’alliance (cf. Jr 31,31-34). S’il y a changement, il est donc du côté de l’homme et un autre mot pour le dire est la conversion. Mais le changement n’est pas toujours aussi radical. Prenons l’exemple d’Abraham auquel Dieu demande de tout quitter, pays, parenté et maison de son père, pour se rendre dans un autre lieu. Tout de même, quand Abraham entend cette parole, il a 75 ans, un âge où on est normalement indépendant de son père ; celui-ci vient d’ailleurs de mourir. Il ne part pas sans rien, il emmène avec lui femme et neveu, serviteurs et bêtes. Davantage, son départ s’inscrit dans celui de son père, Térah : le premier à « tout » quitter, ce fut lui ! Pourtant, ce n’est pas Térah que la Bible a retenu, mais Abraham, en raison du fait que son départ à lui était lié à une parole de Dieu. Quant à l’attitude qu’une telle aventure suppose, il suffit de relever que sa destination n’est pas connue : « le pays que je t’indiquerai ». Dans le Nouveau Testament, on peut rapprocher du départ d’Abraham l’appel des quatre premiers disciples (Mc 1, 16-20). Des pécheurs sur un lac abandonnent « tout » pour suivre Jésus. Mais ils commencent par se rendre à Capharnaüm, leur ville, et même Jésus établit ses quartiers dans la maison de l’un d’entre eux, Simon. Là encore, le changement est relatif. La rencontre de Dieu ne bouleverse pas d’emblée toutes les données de la vie de ceux qu’il appelle. Entre la continuité fondamentale, qui est celle du projet de Dieu, et le changement radical, qui est la conversion, il y a place pour une infinité de rencontres avec Dieu. Elles ne sont jamais sans conséquence, toutes entraînent des changements. Existe-t-il un récit type dans lequel Dieu demande à un protagoniste de changer ? Un récit de vocation est toujours un récit de changement. Dans un univers au cours prévisible, voici qu’une parole surgit et met en route celui qu’elle rejoint. Par récit de vocation, on entend habituellement une forme littéraire plus développée, comprenant en particulier le projet, mieux la mission, d’accomplir quelque chose. Ainsi Moïse, chargé par Dieu de faire sortir son peuple d’Egypte (Ex 3, 1- 4 ; 17). Quand Moïse entend cette parole, Israël souffre d’une oppression pharaonique, et lui est simple berger dans le désert. Le changement est significatif, et il ne se fera pas sans que Moïse résiste. Mais là encore la continuité existe ! Ce projet de délivrance rejoint la passion qui l’avait emporté, jeune, quand il était encore Prince d’Egypte, passion pour la justice, en particulier à l’égard de ses frères, qui lui avait valu le courroux de Pharaon, et entraîné sa fuite et sa perte de tout. "Immigré en terre étrangère", c’est ainsi qu’il se comprenait, n’ayant pour seul appui que l’amitié d’un prêtre païen, qui lui avait donné une de ses filles et confié la charge de son troupeau. Quand la parole de Dieu le surprend, il est donc pasteur, et il le restera ! Passant du troupeau de son beau-père au peuple d’Israël, acquérant au passage une identité imprescriptible. Un récit de vocation est toujours un récit de changement, mais ce changement a d’abord l’appelé lui-même comme finalité. Il lui confère une identité, une identité retrouvée ou approfondie. Dans le même sens, on interprète quelquefois l’impératif adressé à Abraham « quitte… ton pays, ta parenté… » de manière réflexive : la forme hébraïque s’écrit littéralement « va pour toi» ou « va vers toi ». Les héros de la Bible doivent-ils faire des choix à des moments décisifs de leur vie ? Dans la Bible, l’appel est adressé à des personnalités de tous âges – de Samuel, un enfant, à Abraham, un vieillard. Cela ne veut pas dire que le changement est permanent mais qu’il peut se produire à tout moment de la vie. Et pour bien exprimer qu’il n’y a pas d’âge pour changer, non seulement la Bible n’hésite pas à rejoindre Abraham alors qu’il a 75 ans, mais encore elle lui fait parcourir à partir de là tout l’itinéraire d’une vie d’homme, depuis sa durée (le cycle d’Abraham couvre 100 ans puisqu’il meurt à 175 ans) jusqu’à ses projets (un lieu pour habiter et une descendance). Il y a là tout un symbole : Dieu peut nous rejoindre à tout âge, ce qui compte c’est de se mettre en route. Le changement peut-il être funeste ? Il n’est valorisé que s’il correspond à l’écoute de la parole de Dieu. S’il conduit à fermer son cœur, il n’est pas positif. Comme dit le prophète Ezéchiel (18, 24) : « qu’un juste renonce à sa justice, on ne se souviendra plus d’elle, qu’il a pourtant pratiquée, mais de l’infidélité dont il s’est rendu coupable ». L’inverse est vrai aussi, et désiré par Dieu (Ez 18, 21-22). Fondamentalement, le but du changement est de manifester ce que la personne est en profondeur, ce que j’appelais son identité. Il y a un très beau passage dans le Nouveau testament qui explique cela, celui de la Transfiguration. Le visage du Christ, nous dit-on, fut changé (Lc 9, 29). Jésus n’est pas transformé en un autre. Il laisse apparaître ce qu’il est au-dedans. La transformation consiste à montrer ce qui est le plus intime. On pourrait dire que la valeur du changement se mesure à sa capacité à exprimer l’image de Dieu qui est en nous. Comment y parvenir ? En enfouissant notre talent dans le sol pour le reprendre plus tard ? Nous risquons d’être qualifiés de serviteurs mauvais et paresseux (Mt 25, 26). Pour que l’image de Dieu surgisse, il y a un vrai travail à réaliser sur soi. Pour Jésus, ce sera le passage par la mort vers la résurrection. Comment discerner si nous devons accepter ou refuser le changement qui nous est proposé ? Inspirons-nous des récits de vocation. Ils sont toujours marqués par une ou plusieurs objections formulées par la personne appelée. Ce n’est pas négatif en soi. L’objection peut dire le sérieux avec lequel vous entendez le projet, vous saisissez une distance entre celui-ci et vos capacités ou conditions de vie. A charge pour celui qui vous appelle à bouger d’en tenir compte, et de vous pourvoir des moyens nécessaires, correspondant non seulement à la mission mais aussi à votre situation, telle que vous l’avez exprimée. L’objection, en un sens, équivaut à demander un complément d’informations. Quand Dieu demande à Moïse d’aller voir pharaon, Moïse rétorque que c’est impossible parce qu’il a perdu toute autorité. Et il a raison de réagir ainsi ! Dieu lui répond et lui communique l’autorité nécessaire à une telle mission. Comme Moïse, demandons des précisions, à condition toutefois de ne pas masquer ainsi un refus à priori. A quoi tiennent nos résistances ? Le changement fait peur car il entraîne une perte. C’est le cas du jeune homme riche auquel Jésus demande de distribuer tous ses biens aux pauvres (Lc 18, 18-23). Mais dans la Bible, l’exigence n’est pas toujours formulée à cette hauteur. Cet épisode, par exemple, a lieu alors que Jésus a commencé sa montée vers Jérusalem, où il va connaître la passion. L’exigence même a été préparée : elle vient après d’autres appels moins radicaux. Pourtant, il y a toujours un moment où le changement coûte cher, et cela explique que nous le percevions mal. Nous savons ce que nous possédons, mais nous ignorons ce que sera la suite - ou nous avons déjà fait une expérience qui a raté, comme Moïse. Nous ne nous sentons pas aptes à réaliser ce qui nous est demandé. Pourtant, ce n’est pas sur la base de ce que Moïse possède que sa mission sera réalisée, mais sur Dieu lui-même, celui qui appelle, et l’assentiment que Moïse va lui donner. Change-t-on une fois pour toutes ?
Moïse, en quittant son beau-père, opère un changement radical. Il part pour 40 ans à la tête du peuple hébreu – 40 ans est une durée symbolique, nécessaire pour qu’une transformation ait lieu. Dans la Bible, on passe rarement d’un état à un autre dans l’instant. Dieu respecte l’humanité et son chemin. Celui-ci peut être long et monotone. La transformation se réalise dans la durée, et elle n’est pas toujours visible à l’œil humain. Déplacement et stabilité, changement et continuité sont constitutifs de l’expérience humaine. La vie d’un homme se situe toujours entre ces deux pôles. Il y a des périodes où le changement s’impose, mais jamais la continuité ne disparaît complètement. A d’autres périodes, nous sommes inscrits dans la continuité, alors même que de petits déplacements se produisent. Nous sommes toujours en marche vers un lieu où nous établir. Tel le peuple hébreu, nous sommes à la recherche d’une patrie, entre l’exil et la demeure. L’exil, nous le percevons dans l’insatisfaction qu’entretiennent nos conditions d’existence. La demeure n’est pas d’abord matérielle, c’est plutôt une relation (qu’est-ce que l’homme, sans relations ?). Celle avec Dieu est fondamentale plus que tout autre : Dieu, seul, demeure.
Propos recueillis par Sylvie Horguelin.
La vocation d’Abraham Yahvé dit à Abram : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom ; sois une bénédiction ! Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. » Abram partit, comme lui avait dit Yavhé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l’avoir qu’ils avaient amassé et le personnel qu’il avait acquis à Harân ; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. (Gn, 12, 1-8)


 

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